jeudi 21 avril 2011

Si attachante...

Ça fait un bail, mais, comme on me réclame à tous vents, je viens écrire afin de ne pas tomber dans l'oubli total. Je pourrais vous dire que ma douloureuse absence de ce carnet virtuel est due à mon stage d'enseignante sans frontières ou parce que je me suis occupée de mon voisin en phase terminale du cancer, mais me croiriez-vous? Ishhhh... C'est la procrastination (toujours elle) qui s'est emparée de ma personne depuis plusieurs mois. Ça et le manque flagrant d'anecdotes croustillantes, évidemment.

Ma vie est devenue un long fleuve tranquille. Mes amis les plus proches ayant tous décidé de fonder une famille ou de trouver l'âme soeur au même moment, mes occasions de sortir ont chuté autant que mon envie d'aller faire le plein lorsqu'on annonce que le baril de pétrole a atteint des sommets historiques. Ma banque de maladies a subi un régime amincissant à cause de toutes les gastros/rhumes/grippe/bronchite que j'ai eu le plaisir de traverser cet hiver. Mon portefuille aussi est au régime sec. À vivre seule, on est un tantinet plus fauché qu'un itinérant sur le coin d'une rue stratégique. Tant de joies pour un seul individu, franchement, ça craint.

Mais je ne suis pas revenue pour me plaindre. Oh non! Ben oui! Z'êtes naïfs si vous avez cru cette imposture! Je suis une plaignarde assumée. Mais une plaignarde assumée si attachante... Au registre de mes injustices personnelles? La liste est longue, mais comme vous vous en doutez sûrement, vous n'en serez pas dispensés. Question d'achever de vous convaincre de ma mauvaise foi, je suis enseignante. Comme le scande l'opinion publique, «Vous autres, les profs, vous êtes toujours en train de chialer.»

En conséquence, les prix de mes plus grandes sources de frustrations vont à

- la mère d'un de mes élèves qui est venue se plaindre que je manquais trop souvent! Qui d'autre que moi pouvait attraper la gastro, une grippe et une bronchite en 2 semaines? Et bien la mère de ce garçon qui a manqué 17 jours d'école depuis septembre (dont la moitié sont des vendredis parce que c'est bien connu, les vendredis on ne fait RIEN à l'école), elle, trouvait que je n'avais pas le droit d'être malade. Elle va sûrement faire une plainte à la commission scolaire quand je m'absenterai pour un mois afin de me faire refaire un beau tunnel carpien tout neuf.

-ces parents qui ne veulent pas nous écouter lorsqu'on leur explique que leur enfant ne va pas bien. Sur 28 enfants du même âge, je n'en ai pas moi, de points de comparaison crédibles! À preuve, la mère de ce matin à qui je disais que sa fille avait besoin d'aide pour se concentrer. J'en ai vu des enfants weirds en une décennie passée dans le milieu de l'éducation, mais weird sans même s'en apercevoir de même, c'est impressionnant. «A vas ben! Pis j'ai lue dans le journal de monrial que vous autre les profes vous donniez des penules aux enfants pour avoir la paix d'en classe. faux que je te lesse, ma cliente viens d'arivé pour sa pose d'ongles.» Ça ne s'invente pas. Je devinais les fautes d'orthographe dans sa voix. Je peux vous affirmer que la relève, pour les esthéticiennes, s'annonce bien. Je prévois du contingentement même si je me fie au nombre de fillettes de ma classe qui ont des parents qui ne valorisent pas les études et qui ne supportent pas leurs enfants.

-ce monstre à cent têtes qu'est le ministère de l'éducation, du loisir et du sport. Premièrement, selon mes valeurs, l'éducation, les loisirs et le sport ça ne va pas ensemble. C'est beau s'épanouir
avec notre équipe de balle molle et vibrer de plaisir à jouer une délirante partie de dames, mais ça ne va pas avec l'éducation. Surtout quand ces secondes parties du trio sont favorisées au détriment du premier. Mes élèves qui ne passent pas dans 3 matières sur 7 (genre math, français, anglais) et qui manquent les cours pendant 2 jours pour leurs deux tournois de hockey annuels, ça me fait chier. À dix ans, ta priorité, c'est d'asseoir les bases de ton avenir en apprenant à parler, écrire, compter et lire correctement. Call me Cruella si vous voulez, mais mes élèves n'ont pas de privilèges, ils ont des devoirs et des études, je ne donne pas d'argent scolaire, les périodes libres sont rares et méritées, on fait une dictée, 4 verbes et des maths en révision chaque matin. Les élèves des autres classes chuchotent dans mon dos que ça doit pas être cool être dans ma classe. Mes élèves m'adorent et s'améliorent. Bon, je n'ai pas encore atteint le 90% de taux de réussite en français exigé par ma commission scolaire et je reçois des mots de parents pas toujours agréables à lire, mais ils s'enmieutent pour vrai.

-ces parents qui pensent que j'ai juste ça à faire, leur téléphoner pour savoir comment ça se fait que leur enfant a une retenue pour devoirs non faits. Ou encore pour leur expliquer pourquoi je n'ai pas vu la faute à la page 22. Ou parce que leur enfant a eu une conséquence alors que sa victime l'avait c-l-a-i-r-e-m-e-n-t provoqué. Pis, by the way, on a vraiment besoin de nos journées pédagogiques. On fait pas ça pour les obliger à s'occuper de leurs enfants. On a le temps de les appeler ces journées-là. On a le temps d'appeler la psychologue, la travailleuse sociale, de parler avec les techniciens en éducation spécialisée et aux autres profs pour aider leur enfant. On planifie nos journées, on corrige, on suit des formations pour apprendre de nouvelles façons d'aider leur enfant à mieux apprendre. Ce ne sont pas mes enfants et j'en fais plus pour les soutenir que leurs parents. Bordel!

-ces services aux enfants en difficultés qui sont promis, qui sont sur le papier et qu'on ne voit pas. Une de mes élèves entend des voix. Ça la rend anxieuse. Elle pleure quand ça arrive parce que, parfois, ces voix sont trop fortes et que ça lui fait peur. Je ne suis pas une alarmiste de nature, mais entendre des voix ne sonne pas nécessairement sain à mon oreille. Avisé en février en même temps que moi, mon directeur a fait la demande à la psychologue de rencontrer la petite dès que possible. Ce devrait être possible en juin. Sinon, ça ira en septembre l'an prochain. On a une psychologue, 2 jours par semaine dans notre école de 630 élèves. Notre clientèle compte 8 autistes , deux groupes d'élèves en troubles de comportement, plusieurs élèves avec le syndrôme de La Tourette, des enfants abusés, des enfants en deuil, des petits anxieux, dépressifs, violents, alouettes. Je ne vous parle pas des 45 minutes d'orthopédagogie auxquelles mes élèves en grande difficulté ont droit à chaque semaine. On donne du service. On se déculpabilise. Ça met un diachylon sur la jambe coupée.


-ce mythique bulletin unique qui a été annoncé l'année passée. Qui a été reporté à septembre 2011 en septembre 2010. Le MELS n'était pas prêt. Il était trop occupé à ne pas signer notre convention collective négociée des mois auparavant. Les conseillers pédagogiques, nos profs à nous, ne maitrisent pas encore ces nouveautés. Ils n'ont pas vu l'ombre du bulletin. Certaines écoles auront la formation sur la façon d'évaluer en vogue le 28 juin. Pertinent. On s'assure d'avoir les conditions gagnantes...

-la progression des apprentissages qu'on réclamait depuis 10 ans nous a été remise cette année. (Ça indique ce qui doit être montré en 1ère, 2e, 3e, 4e, 5e, 6e années.) En la lisant, on s'aperçoit que les exigences en français ont tellement été révisées à la baisse que c'en est honteux. Ils seront dipômés nos enfants, mais il ne vaudra pas cher notre diplôme à côté de celui de la France ou de l'Inde. On sera bientôt aussi incultes que nos admirables voisins du Sud.

Tout ceci m'amène à penser qu'avoir des enfants devrait être un privilège. C'est horrible à dire. J'en suis bien consciente. Mais je les côtoie au quotidien les enfants. Il y en a pour qui je suis la seule adulte qui les écoute, les regarde, leur sourit, leur donne confiance en eux. Je ne suis pas payée pour en réchapper. Je suis payée pour enseigner. J'enseigne les maths, le français, les arts, l'éthique et culture religieuse, l'histoire, les sciences, l'informatique. Je suis formée pour ça. Et ça me tue de voir que mes élèves, avec tout ce qu'ils vivent, n'ont pas la tête à étudier. Vous savez maintenant que je suis sensible, sous mes dehors piquants de chialeuse finie. Mais je suis si attachante...